D'un monde à l'autre
Nous étions en fin de matinée. Il y avait du soleil, une brise légère. Nous avions le sourire intérieur. Dernier petit mail. Au revoir au personnel du chantier. Moteur. Amarres larguées. Enfin !
Ce lieu, au fond de la lagune principale de l'île de Curaçao, face à cette immense raffinerie, au milieu d'une zone semi industrielle, avec son eau croupissante, noire et quelques fois puantes, ne respire pas la vie. Très vite, il devient étouffant, comme si des ondes négatives nous imprégnaient peu à peu.
Mais il est déjà derrière nous. Nous passons la petite presqu'île qui domine l'endroit et il a disparu. Le chenal entre Punda et Otrabanda est devant nous. Nous sommes sous le tablier du grand pont suspendu qui enjambe ce bras de mer. Bientôt la grande respiration. Le pont piéton et flottant s'écarte pour nous ouvrir le grand large. Nous y sommes. Les coques retrouvent cet élément mouvant qu'elles aiment tant. Grand voile avec un ris ? il faut ménager la monture -, Yankee déroulé et on voit se dérouler la côte de Curaçao à dix n?uds. Magique. Avant-hier, j'étais dans une salle commune d'hôpital. Il y a une petite semaine dans la grisaille de la banlieue parisienne. Qu'ils sont beau les contrastes que nous offrent la vie?
Je me sens étonnamment bien et en confiance sur GCV. Michel, lui, prend ses marques. Cela fait six ans qu'il n'a pas navigué. On disfrute chacun de ce moment que l'on attendait trop. Bientôt, Curaçao est dans la sillage. On prend le bon cap pour l'île à Vache, un peu plus serré au vent mais toujours portant. GCV accélère. Il s'ébroue. Il aime ça. Je lui laisse cette récréation avant de lui serrer la bride. Qui veut aller loin? On réduit pour la nuit et on enlèvera encore de la toile dans la nuit. L'alizé, ici, est un peu plus fort qu'ailleurs dans le bassin carabéen. La mer est formée. Elle est belle. Elle impose des mouvements pas toujours confortables à notre monture. Michel n'aime pas, plutôt son corps d'ailleurs. Le tableau arrière sera pour lui un compagnon soulageant?
L'alizé se calme au fur et à mesure que l'on gagne dans le nord. La navigation devient plus agréable. On lit beaucoup car le cockpit est encore un peu trop humide pour accueillir une disfrutation dans les règles. Cela ne nous empêche pas d'admirer la magnifique ciel étoilé, le train de la houle, cet horizon sans fin. Après la deuxième nuit, l'alizé est suffisamment calme pour que toute la toile soit à poste. Notre progression est bonne et on devra certainement ralentir pour ne pas arriver de nuit. Nos quarts se passe à présent dehors, au soleil, à l'air pur. On boit tout ce qui nous est donné. Qu'est-ce que c'est bon !
Rayon vert au coucher de soleil. L'alizé toujours plus calme. Je passe mes deux quart nocturne allongé à regarder les étoiles, à laisser mon esprit gambader dans son champ d'imagination.
Vers 5 heures du matin, un souffle me sort de mes rêves. Ce n'est pas Michel. Un dauphin plutôt. Je me lève, regarde par-dessus le plat bord. Ils sont trois ou quatre. Ils jouent avec les coques. Le peu de plancton éclaire leur sillage. Je pars vers l'avant m'allonger dans le trampoline, cet endroit où je me sens si bien. Ils sont juste en dessous de moi à tournoyer, plonger et quelque fois sauter. Au dessus de moi, Orion brille de tous ses feux. Elle n'est pas belle la vie ? J'apprécie ce moment merveilleux encore un bon bout de temps après le départ de ces compagnons de voyage. Sur le dos, les yeux dans les étoiles. Je sais pourquoi je suis là?
Je commence à m'endormir. La fin de mon quart approche. Je regagne l'arrière pour que Michel ne s'inquiète pas à son réveil. Il va prendre le quart de l'aube. Peut-être le plus beau. La naissance d'une nouvelle journée, d'une nouvelle vie? Je m'endors tout de suite. Je sais qu'il sera le premier à voir l'île à Vache. Je sais ce que représente cette île pour lui. Je veux lui laisser profiter seul de cet instant magique où l'on voit la terre que l'on veut atteindre apparaître sur l'horizon et puis grossir petit à petit. Je le retrouverai d'ailleurs, alors que le soleil avait largement dépassé l'horizon, assis sur le rouf, immobile comme imprégné par l'instant.
La brise est faible. Le soleil encore doux. La mer calme. Devant nous, les trois mornes de l'île se détachent de l'horizon. On devine la végétation, des grandes falaises blanches. Quelques triangles blancs surmontent des « bâtiments pays ». On va se laisser bercer par l'instant et la brise de plus en plus évanescente pendant plusieurs heures. On parle peu. Ce genre d'instant se passe largement de parole. Je sais qu'ici va commencer une nouvelle histoire. Je ne sais pas laquelle mais je sais qu'elle va être grande et intense. Jamais, depuis le début du voyage, les éléments ne se sont autant ligués pour que j'arrive ici. Je suis ému sans savoir vraiment pourquoi.
La brise est totalement tombée. Nous sommes au milieu de quelques pêcheurs qui nous saluent tout étonner d'entendre Michel leur parler créole. On longe une plage trop tentante. Nous ne sommes pas pressé. On jette l'ancre dans l'eau turquoise. On plonge. Quel bonheur ! Depuis notre arrivée sous les tropiques, nous n'avions pas goûté l'eau? Là encore, on boit chaque instant sans se soucier de ce qui nous attend. Avant que le soleil ne se cache totalement, on rejoint ce qui risque d'être le port d'attache de GCV pendant ces prochains mois : Caye Coq en local, Port Morgan pour l'hôtelier installé là depuis deux décennies, un trou à cyclone calme et protégé. On y retrouve Taïga, le voilier d'une famille rencontrée à Curaçao. Nous avons croisé Jean Luc en buvant un jus de mangue au marché de Punda. Il est Ostéopathe. Il veut donné un coup de mains pour l'orphelinat. Sa femme, Magali, est kiné et acupuncteur. Ils ont deux petites filles adorables : Taï et Gaïa.
Je suis tout de suite plongé dans le bain local. Quelques « bois fouillés » (les pirogues locales creusées ? fouillées ? dans un tronc d'arbre) s'approche du bateau. Certains connaissent Michel, dont Doudou et Minga avec qui l'on va parler une paire d'heure. Nous avons le temps de toute façon? Il faut découvrir l'île doucement comme le rythme qui règne ici et qui me plaît. Je me sens bien ici?
A tout à l'heure
PS : Pour ceux qui s'inquiète du choc avec la misère ou de l'insécurité, l'ïle à Vache est loin de Port au Prince et de la Cité Soleil?