Je reviendrai...
C'est un vendredi. Cela fait six jours que j'ai quitté l'île à Vache. Six jours où je n'ai été qu'entouré par la mer des Caraïbes. Six jours où je lis, je dors, je regarde la mer, je digère ces trois mois passés sur cette île. Ces trois mois ont été pour moi beaucoup plus importantes que nombres des années que j'ai vécu. J'ai pris conscience de nombreuses choses qui pour moi étaient encore des idées, des théories, que l'on ressent au fond de nous-même mais qui restent malheureusement que des idées et des théories parce qu'on se sent impuissant à les appliquer. Incapable. Je sais que j'ai fait un grand pas en avant, que je reviendrai à l'orphelinat parce que je m'y suis plu et parce que je me suis engagé à essayer de lui assurer des revenus réguliers afin déjà que les fins de mois où le blé est agrémenté à un peu toutes les sauces pour changer le goût et où le personnel doit attendre avant de se faire payer, ensuite qu'il devienne un vrai orphelinat où les enfants recueillis soient le centre de l'activité avec un vrai projet d'éducation et des encadrants. Je reviendrai aussi parce que l'on me l'a demandé. Outre le visa de sortie « provisoire » délivré par Flora avec un grand sourire, d'autres sur l'île m'ont demandé de leur donner de l'énergie pour accompagner leur démarche d'amélioration à la fois sanitaire qu'écologique. C'est la dernière île de la zone Caraïbe à avoir gardé un tant soit peu sa virginité. Je reviendrai enfin parce que je sais au fond de moi que c'est ma voie.
Mais plutôt que de parler d'avenir ou de mes états d'âme, ici au milieu de la grande mer, je souhaiterai vous parler de personnes avec qui j'ai beaucoup partagé ces derniers mois et qui m'ont permis d'être ce que j'ai été. Les liens que j'ai avec ses personnes sont à présent très forts et peut-être gravés dans la pierre. Il y a la personne qui m'a suscité l'idée et l'envie de venir ici. Je ne pense pas qu'elle souhaiterait être citée ici. Elle restera donc secrète mais je la remercie du plus profond de moi-même et elle le sait.
Ensuite, il y a Michel. Il est apparu un jour dans ma vie, à Grenoble chez des amis. Il cherchait le moyen le plus économique pour rejoindre l'île à Vache en janvier. Je lui en ai proposé un. Il a pris. Simplement, logiquement. Grand utopiste devant l'éternel, participant à de nombreuses expériences collectivistes et internationalistes, près à repartir chaque jour pour de nouvelle expérience du genre avec un enthousiasme qui ferait pâlir n'importe quel entraîneur d'équipe sportive, Michel est quelqu'un de foncièrement gentil, dans le vrai sens du mot évidemment et non, dans le sens que notre société cynique y a mis. Le cœur sur la main, il ne supporte pas les inégalité et encore moins la misère. En arrivant sur l'île à Vache il y a quatorze ans, il a eu sa dose. Il y est resté trois mois, puis neufs mois puis treize mois. Puis chaque année entre quatre et six mois. Il a mis en place tellement de chose dans l'orphelinat. Il a aidé tellement de monde sur l'île, que Michel et sa barbe blanche sont connus partout et toujours avec ce petit sourire de reconnaissance quand l'interlocuteur dit : « tu es un ami de Michel… ». Quand il a traversé l'île la première fois en janvier, il n'a même pas pu aller jusqu'à Madame Bernard tellement il a été sollicité.
Même si aujourd'hui, il regarde tout ça avec un peu d'amertume et, quelque fois avec les yeux un peu brillant, en disant : « Tu vois, j'ai fait tout ça mais j'ai pas su leur transmettre… C'est ça mon échec. Comme me disait un prêtre au Nicaragua : dans l'action que tu fais pour les autres, il y a 50% de bon mais 50% de mauvais aussi, au minimum… » Mais, il ne se désespère jamais, se servant de l'énergie et de l'enthousiasme des autres pour encore mieux avancer pour essayer de mieux transmettre.
Les bains thérapeutiques de Canober sont évidemment sa plus belle œuvre qu'il a su transmettre, qui durent toujours et de mieux en mieux et qui ne sont pas près de s'arrêter. Il a réussi parce que d'année en année, il améliore et continue à motiver sa petite troupe sur l'importance de ces bains. Je crois que l'idée de leur remplacement par une piscine à l'orphelinat est à présent du passé parce qu'il a su convaincre Flora en faisant encore bouger les choses. Mais, il y a aussi le système de purification de l'eau, celui de récupération de la pluie, la machine à laver pédalo (qui sert même quand tu n'es pas là, Michel…) et puis toujours son enthousiasme avec les enfants, particulièrement les handicapés, mais il les aime tous.
Un des moments que je préférais, c'était en fin de journée. Souvent je redescendais de la citadelle et n'étais pas encore lavé. Mais Michel, imperturbable était toujours au rendez-vous du chant sous la lune et les étoiles. Une dizaine d'enfants handicapés était descendu dans la cour. Les valides, surtout les petits, descendaient chaises et bancs. Tous étaient installés en rond et Michel commençait à chanter de sa belle et douce voix. Souvent, les enfants ne comprenaient pas mais ils écoutaient avec plaisirs. D'autres chants étaient plus connus, comme cette comptine créyole ou ce canon, « Et j'ai fait des rêves », devenu un tube chez les mômes que je surprenais à le chanter dans la journée. Alors, tous reprenaient en cœur dans une cacophonie inaudible mais tellement belle aussi.
Quand tu es parti, à la sauvage, un matin sans rien dire. Il y a eu comme un vide dans l'orphelinat. La surprise de ton départ mais aussi et surtout le vrai vide que ton absence crée. Les handicapés ne sont pas les mêmes et je ne te parle pas de ton protégé Danilio. Tu parlais de ne pas revenir l'an prochain pour prendre du recul. Tu n'as peut être pas tord, mais si moi je reviens, je pense que de nombreuses fois, il faudra que j'aille cherché au plus profond de moi, la force que nos petits échanges-bilans de fin de journée en mangeant tes tablettes préférées, me donnaient. Merci à toi Camarade « Che Jaures ».
La seconde personne est évidemment Flora. Un petit bout de bonne femme, haute comme ça, avec un sourire malicieux derrière un regard qui peut parfois être sévère, bourrée d'une énergie dont on aimerait tous ne serait-ce que la moitié, qui sait se faire respecter autant qu'intéresser ou faire rire. Elle mène son lieu avec ses petits moyens mais avec une foi sans faille.
Arrivée à l'île à Vache il y a vingt et un ans parce que sa communauté de Sœur Franciscaine (elle était alors à Port au Prince) l'a envoyé là pour monter un dispensaire, elle y est resté, par la force des choses. Elle habitait alors la petite maison qui abrite aujourd'hui le gros générateur et s'escrimait, chaque jours, à apporter des soins à cette population démunie et sans médecine traditionnelle vraiment efficace. Et puis, un jour, on lui a déposé le petit Anthony devant sa porte. Elle l'a évidemment recueilli. Et puis, il y eu un autre, deux autres enfants déposées. Et le petit dispensaire est devenu orphelinat.
Marquée par cinq années alitée par la polio, Flora a aussi accueilli bientôt des handicapés venant de tout le pays. Elle a fondé une école, a agrandit le centre d'accueil, le dispensaire avec une pharmacie (souvent gratuite) et un petit laboratoire pour le dépistage des principales maladies. Elle a accueilli l'ONG « Terre des Hommes » qui faisait ici la distribution de nourriture gratuite. Et puis les enfants sont arrivés encore plus nombreux, la demande plus importante. Et le centre est à présent une grosse machine qui nourrit soixante dix personnes à chaque repas, plus les quatre cents cinquante enfants de l'école une fois par jour, avec quarante salariés.
Mais Flora ne s'effraie pas devant la grandeur de la tache quotidienne. Les premières heures de la journée (après sa longue méditation matinale et la messe), elle est à cent à l'heure pour mettre toute cette grosse machine en route. Secouer les enfants encore endormis. Donner un coup de pousse à la toilette des handicapés. Aller en cuisine pour demander comment cela se fait que ceux qui vont à l'école n'ont pas encore déjeuné. Préparer la distribution de médicaments. Il est alors impossible de lui dire quoique ce soit. Elle est toute à son affaire, imperturbable. De toute façon, on ne peut être dans le rythme… Après, il y a un petit blanc. Tout le monde est au travail. Les enfants sont à l'école ou pour les handicapés et les petits en train de déjeuner. Elle se permet alors une petite pause dans le réfectoire avec son café et un bout de pain. Là, on peut lui parler mais c'est encore difficile. Dans le calme, elle met son programme de la journée au clair. Si vous avez quelque chose à lui faire faire ou à laquelle elle est partie prenante, c'est maintenant qu'il faut en parler. Pour autre chose, du long terme ou autre, oubliez. Ce n'est pas le moment. Peut être plus tard ou au dîner, si la journée a été bonne et fructueuse. Après ? Après, elle court, tout le temps, ou bien, elle s'enferme « à Cuba » pour avoir la paix et avancer sur des choses qui étaient urgentes hier. Elle ne se prive pas d'un petit brin de causette à la pharmacie avec Christine, ou avec Bel Air et Stevenson, ou encore au cuisine. Elle aime bien aussi jouer avec les petits en les faisant rigoler. Mais, ça ne dure malheureusement pas longtemps. Trop de chose à faire, à régler… Sans parler de ceux qui passent qui n'étaient pas prévus. Trop souvent des habitants qui viennent chercher de l'aide, d'autre fois les réunions avec la commune ou bien la visite de clients des deux hôtels de l'île. Et le soir, elle est toujours là, au milieu des enfants pour préparer le jus de fruit ou faire réchauffer le repas. Toujours avec le même enthousiasme, avec la même énergie.
Très honnêtement, elle est impressionnante. Je crois savoir où elle va puiser autant d'énergie mais je ne pensais pas que ça en donnait tant, ce que j'avais vu jusqu'à maintenant dans le genre ne m'avait pas vraiment convaincu. Plus sérieusement, je crois qu'avec Flora, j'ai rencontré quelqu'un qui avait véritablement la foi, la foi en Dieu bien sûr, mais surtout la foi en la vie avec une force énorme et pratiquement sans aucun doute. De ce personnage, qui a aussi quelques défauts, que je garde secret, c'est ce qu'il m'a le plus impressionné, cette foi en la vie, qu'il ne faut jamais désespéré. Et on en a eu encore la preuve ces dernières semaines. Alors qu'il n'y avait plus un sous en caisse, que deux enfants nous ont quitté, qu'un autre placé s'est fait renvoyé de l'endroit où il était et que le futur n'apparaissait pas vraiment rose, elle a juste dit « bon je vais aller au Québec faire ma petite tournée sinon on ne finira pas l'année… » Et puis, comme souvent dans les situations difficiles, des appels non attendus sont venu de tout côté pour des dons, des rencontres donnent des espoirs pour l'avenir, …Toujours avoir confiance, c'est ça la clés pour durer aussi longtemps dans une telle tâche. Merci beaucoup pour la leçon…
A tout à l'heure
Ps : J'aurai pu vous parler aussi de Jean Luc et Magali et leurs deux pépettes, de Didier et Françoise de l'hôtel Port Morgan, accueillant toujours avec le sourire, de Doudou et Vilna, de Jakson, de Lifen, de Belle Brune, de Stevenson et de tout le personnel de l'orphelinat, de Serge l'informaticien niçois qui va amener internet à l'orphelinat, des amis Québécois, et de tant d'autres dont les rencontres ont ensoleillé mon séjour ici. Et puis évidemment les 50 enfants de l'orphelinat... Merci à tous…