De l'absurde trop compréhensible...
C'était un dimanche. Ensoleillé, tout doux, prometteur. Nous, avec la Taïga family rencontrée à Curaçao, avons loué des chevaux pour une balade à la découverte de la partie orientale de l'île. Doudou et Vilma nous accompagnaient ainsi que quelques mômes souriant. Jean-Luc était à pied du fait de son aversion pour le voyage à cheval. Michel est parti retrouver seul l'île et tous ceux qu'il connaît ici avec pour objectif d'aller jusqu'à l'orphelinat où il donne de lui depuis treize ans.
Petit chemin sur les mornes boisés, la belle plage de l'anse Dufour où nous nous étions baignés à l'arrivée, des manguiers majestueux et rassérénant, la mangrove pourvoyeuse de charbon, la grande plage après la pointe Diamant où je me suis retrouvé seul avec mon cheval pour mieux me dire que la vie était merveilleuse, un petit village de pêcheur, un pique nique partagé avec tout le monde plus une petite famille qui s'est joint à nous à l'ombre rafraîchissante d'un manguier, l'ascension du plus haut morne de l'île avec une vue superbe sur les plages où nous étions quelques heures plus tôt, et puis le puits?
Magali me dit que ce serait une bonne idée de faire boire les chevaux au filet d'eau qui s'écoule avec les eaux quelque peu souillés par la lessive. Accueil mitigé. Jean-Luc, innocemment, s'approche du puits pour se passer un petit coup d'eau. Il fait ça au-dessus du puits. A partir de là, on ne comprend plus. Il y a des discussions. Doudou et Vilma répondent avec véhémence aux attaques. Avec les chevaux, nous partons sans se rendre compte de l'ampleur du problème. En haut d'une côte, on attend nos trois marcheurs qui tardent et qui finissent par arriver le regard sombre. Jean-Luc avec son air jovial m'explique le soucis : « Les lessiveuses estime que j'ai souillé le puits et qu'elles ne peuvent plus s'en servir, qu'il est pollué? Qu'il faut payer? »
A partir de là, tout devient folie. La nouvelle se propage comme une traînée de poudre grâce à deux gamins qui nous précèdent. A chaque passage devant des maisons, ce sont invectives et injures en créole. Doudou et Vilma se font traiter de tous les noms, se défende. Les échanges sont violents. Nous passons silencieux pour ne pas envenimer une situation que l'on sent de plus en plus explosive. Au village de pêcheur de Soulette, ça devient de la folie. Tout le monde s'en mêle. Dans les bouches, Jean-Luc s'est lavé les cheveux et à cracher dans l'eau du puits. La petite famille choisit de s'écarter vite de cette folie pour préserver les filles, Tahis et Gaïa. Je reste en retrait près d'une maison de pêcheur pour attendre Doudou et Vilma qui défendent comme ils peuvent ce qui est devenu indéfendable. « Le blanc à souiller le puits, il doit payer. »
Une femme sort de la maison près de laquelle j'attends un peu inquiet pour nos deux compagnons Haïtien. « Bonjour, ça va bien ? » « Bonjour, papi mal et vous ? » « Papi mal » Et puis le môme annonciateur de la nouvelle lui explique la situation à sa manière. Changement de ton. La haine sort du plus profond des entrailles de la femme. J'étais un ami de passage, je deviens un ennemi, la cause de tous ses ennuis, de sa misère. Elle invective mais pas directement. Sa colère, elle ne l'a pas contre moi personnellement mais contre le mauvais sort qui a fait d'elle, une femme de pêcheur pauvre sur l'île à Vache. J'essaye de parler, calmement, que ce qui s'est passé là-haut n'est pas grave et ne peut avoir aucune conséquence sur la viabilité de l'eau du puits. Elle s'en va, me tournant le dos, vers la foule qui s'acharne sur Vilma qui répond coup pour coup aux accusations et aux injures. Doudou est assis sur un tronc, la tête dans les mains. Il ne comprend pas la réaction de ses frères. Cette jalousie contre eux parce qu'il sont avec des blancs et qu'il risque de toucher des Dollars.
Vilma lâche prise et reprend chemin. J'essaye de la calmer, de consoler Doudou. Qu'y a-t-il à calmer, à consoler d'une douleur qui date de plusieurs siècles ?
On revient aux bateaux un peu groggy. Nous non plus, nous ne comprenons pas ce qui s'est passé. Michel revient de son tour avec un grand sourire. Il est évidemment au courant de la situation. Partout, on l'a arrêté, on lui a expliqué. Il a écouté, essayé d'arranger. Le soir au dîner, il décide d'aller voir les « sages », directeur d'école, avocat, personnalité villageoise qui ont une ascendance sur les habitants. Les habitants veulent que le puits soit vidé. Nous essayons de trouver une solution moins absurde dans cette île où l'eau est rare. Nous avons chacun du Micropure à bord, produit qui permet que l'eau des réservoirs soit consommable. En en versant dans le puits, on peut purifier l'eau? Le lendemain soir, le problème semble arranger. Maître William, directeur d'école, grand pédagogue, doit expliquer la puissance du produit et verser lui-même cérémonieusement le produit dans le puits.
Persuadés que ce mauvais film n'est plus que passé, nous partons pour Les Cayes, la petite ville sur la grande terre avec Michel qui doit nous montrer tous les endroits stratégiques de la cité. Au retour, nous tombons des nues. Doudou est en prison. La police est passé cherché Jean-Luc sur Taïga. Ne s'y trouvant pas, le juge a mis Doudou, bouc émissaire dans ses geôles. La population ne veut qu'une solution : vider le puits. Vilma s'accroche à nous ne sachant que faire. Jakson, homme sage de Cacoq, qui va travailler avec sur le bateau, connaît le juge et l'appelle pour lui expliquer la situation vue de notre côté. Le magistrat décide de libérer Doudou mais convoque Jean-Luc le lendemain à dix heures chez lui dans le village de Madame Bernard où se situe l'orphelinat, les écoles catholiques et la paroisse du Père Esnaud.
Nous profitons de cette convocation pour acheminer tout le matériel pour l'orphelinat, avec GCV.
L'entretien avec le juge se passe bien mais la décision est prise : il faut vider le puits souillé? Maître William ne comprend pas la réaction des habitants de Soulette et laisse coulé quelques larmes. Le Père Esnaud après avoir refusé que son matériel serve pour un acte aussi absurde, nous prête sa pompe et son équipe pour que nous ne soyons pas dans l'embarras. GCV sert de barge de transport. Nous sommes tous d'accord pour estimer que tout cela est totalement absurde mais qu'il faut s'y résigner. L'affaire est réglée en trois heures. Les 96000 litres du puits sont égaillés dans la nature? « A en chialer », me dira Jean-Luc à son retour. Je suis resté sur le bateau pour le garder et pour ne pas voir le désastre.
Tout cela se termine par une grande cocotte de pâte à bord avec l'équipe du père Esnaud, Doudou, son beau-frère Jean Wilford, Michel, la Taïga Family et ma pomme. On rigole de la situation avec amertume mais on en rigole. Michel nous affirme qu'ici, il faut avoir beaucoup d'humour. Avec des trucs comme ça, j'ai du mal. Je vais beaucoup apprendre ici?
L'été dernier, une ONG est venue pour forer des puits partout dans l'île. Ils ont demandé à la population de participer pour construire les structures en dur avec du sable puisé dans la mer. Les Haïtiens ont répondu qu'ils voulaient bien mais qu'il fallait payer? L'ONG est partie après avoir rebouché les puits. Le Père Esnaud nous explique que la situation s'empire, que tout le monde est dans l'attente des Dollars des blancs? On peut en penser ce qu'on veut, du mal, du bien, expliquer la situation. Reste que le résultat est là : la limite d'un système où l'on n'a pas essayé de comprendre, d'aider sans donner en espèce sonnante, sans écouter les demandes. La faillite d'un système ici comme ailleurs où les moins bien lotis payent avant les autres?
On rentrera à Cacoq sous génois seul, dans le calme. Doudou est à la barre. Il est fier et attentif aux casiers. Le soleil nous offre une superbe lumière rasante et dorée. Elle est pas belle la vie ?
A tout à l'heure
PS : J'ai découvert l'orphelinat de s?ur Flora. Je vous en parlerai plus tard. Ça a été un choc. Avant de vous livrer tout cela, je préfère y passer plus de temps et digérer?
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